Le baril de poudre sud-africain
Lucie Pagé
Collaboration spéciale
La Presse
Johannesburg
L’horreur a fait le tour du monde: l’image d’un homme qui brûle, seul, dans le ghetto Ramaphosa près de Johannesburg.
Baptisé le «flaming man» (l’homme en flammes), il est devenu le symbole de la guerre xénophobe qui a éclaté en Afrique du Sud. Cela a pris une semaine avant d’identifier ce bouc émissaire. Il s’appelait Ernesto Alfabeto Nhumuave, un père de famille, un mari et un frère, arrivé du Mozambique il y a trois mois, saoulé d’histoires qu’il a entendues au sujet de la «Ville d’or» (City of Gold), Johannesburg, et de sa chance d’y trouver une «vie meilleure».
Son salaire de gardien de sécurité ne lui permettait pas de soutenir sa famille et il fut attiré, comme les sept-huit-neuf autres millions de réfugiés – personne ne le sait vraiment –, par la démocratie et l’économie fonctionnelles du pays le plus riche du continent.
Des milliers arrivent ainsi tous les jours en Afrique du Sud et s’entassent dans les ghettos et les camps de squatters déjà bondés des grandes villes, où les services sont presque inexistants. Et le logement une denrée rare.
Les très pauvres du Zimbabwe, du Mozambique, de l’Angola, du Malawi, du Nigeria, et d’ailleurs en Afrique s’installent chez les plus pauvres d’Afrique du Sud.
Situation explosive
Il y a quatre ans déjà, Desmond Tutu avait prévenu le gouvernement qu’une «situation explosive» se préparait à cause de l’écart grandissant entre riches et pauvres: 47% de la population d’Afrique du Sud vit dans la pauvreté ! «Nous sommes assis sur un baril de poudre», avait averti le Nobel de la paix de 1984.
Et il y a un mois seulement, les ambassades africaines avaient prévenu le gouvernement sud-africain d’attaques xénophobes imminentes disant que les bidonvilles ne pouvaient plus absorber ce flot continu de masses d’indigents.
Le «baril de poudre» a pris feu lorsque des résidants du ghetto d’Alexandra, à Johannesburg, exaspérés par l’inaction de la police face au crime et par celle du gouvernement pour les services essentiels, ont décrété que les étrangers sont la cause de la misère, de la souffrance et du crime; qu’ils volent les jobs, les logements, les femmes, même.
Les immigrants arrivent par les frontières poreuses du pays, ou entrent grâce à des douaniers vénaux. Certains réussissent à obtenir un carnet d’identité sur le marché noir et passent ainsi devant les Sud-Africains dans la longue file d’attente pour une maison, de l’eau, de l’électricité, le téléphone. Ou un job.
Ils travaillent pour une fraction du salaire d’un Sud-Africain, et pour deux fois les heures, car ils sont ici pour soutenir une famille, quelque part là-bas.
Furie innommable
L’ampleur et la vitesse de la propagation de la violence aux quatre coins du pays ont pris de court le gouvernement, qui a dû faire appel à l’armée pour arrêter les instigateurs des attaques. Et ils sont nombreux.
Ils proviennent de bassins d’hommes faciles à convaincre d’aller se battre, qui n’ont rien à perdre, qui vivent dans des conditions abominables où l’alcool et la drogue sont moins rares que la nourriture.
Parmi le chaos politique, économique et social, comme toujours dans ces situations, des gangs de rue en profitent pour piller, vandaliser et même violer. Et dans la mêlée, des Sud-Africains sont aussi tués.
Ceux et celles qui ont épousé des étrangers, qui vivent ici depuis une, deux ou trois décennies, font partie des victimes qui s’entassent, elles, dans des abris de fortune, des tentes, des églises, des postes de police, des champs. Et des dizaines de milliers retournent chez eux, laissant tout derrière eux, pour fuir cette furie innommable.
Honte d’être sud-africain
Le gouvernement est montré du doigt : pour ses politiques économiques, qui ont peut-être permis au pays de se positionner sur le marché mondial, mais qui ont négligé la grande pauvreté dans laquelle vit la moitié de sa population ; pour sa diplomatie tranquille envers son voisin, le Zimbabwe, qui a déjà déversé le quart de sa population affamée en Afrique du Sud; pour sa mauvaise gestion de l’immigration; pour son silence et son absence de plans concrets depuis le début des violences.
«Où sont nos leaders?» ont titré les journaux plus d’une fois. Finalement, deux semaines après le début des violences, le président Thabo Mbeki a appelé au calme et à la tolérance. Il a rappelé que ces gens qu’on attaque viennent de pays qui ont hébergé, pendant longtemps, des militants antiapartheid et qui ont activement soutenu la lutte pour la libération de l’Afrique du Sud.
«J’ai honte d’être sud-africain», entend-on partout. Les gens clament haut et fort que ce n’est pas là le reflet de la société sud-africaine et de ses valeurs. À la radio et dans la presse, on ne cesse de répéter les mots de Nelson Mandela, lorsqu’il a prêté serment devant la nation, le 10 mai 1994: Jamais, plus jamais cette magnifique terre verra-t-elle l’oppression des uns par les autres...
La crise en chiffres
21: Nombre de jours depuis le début des attaques
56: Nombre de morts
1000: Nombre d’arrestations
51 000: Personnes déplacées
41: Nombre d’abris de secours installés dans la seule province de Gauteng
17 324: Nombre de personnes dans les 41 abris
30 000: Nombre de Mozambicains et de Zimbabwéens retournés chez eux
3 000 000: Nombre estimé de Zimbabwéens en Afrique du Sud
http://www.cyberpresse.ca/article/20080531/CPMONDE/80530307/6730/CPACTUALITES