Chronique d'une délocalisation annoncée
L'usine de chaussures de Saint-Hippolyte-du-Fort, dans le Gard, devait fermer ses portes, envoyer ses ouvriers au chômage et sa production en Tunisie. Mais le fondateur s'est suicidé. Les politiques, les médias se sont agités, et des fonds ont été débloqués pour limiter la casse sociale. Retour sur l'affaire Jallatte
De notre envoyée spéciale à Saint-Hippolyte-du-Fort
L'usine est vide. Il n'y a plus que le soleil qui cogne sur la pierre blanche. Et le facteur qui passe de temps en temps déposer le courrier. En cette fin juillet, Jallatte et ses ouvriers ont pris leurs quartiers d'été. On a fermé les ateliers, retiré le crêpe noir qui barrait le portique d'entrée, rangé le livre de condoléances, que tout le village est venu signer. Saint-Hippolyte-du-Fort, au sud de la France, a repris ses vieilles habitudes. Apéro au Café du Gard, pétanque après la sieste. Comme si rien ne s'était passé. Comme s'il n'y avait jamais eu ce maudit plan social qui voulait rayer de la carte des Cévennes une entreprise vieille d'un demi-siècle. Et tout ce qui avait suivi. Les directeurs séquestrés par les ouvriers, les rassemblements pour empêcher la délocalisation en Tunisie, le défilé des politiques entre deux tours d'élections, le débarquement des caméras, et la mort du fondateur...
Pierre Jallatte allait avoir 89 ans. C'est lui qui avait créé ce petit atelier de galoches à Saint-Hippolyte-du-Fort, en 1947, et qui, au fil des décennies, en avait fait le numéro un européen de la chaussure de sécurité. Il avait vendu ses parts et s'était ensuite retiré des affaires il y a plus de vingt ans. La maison était passée, depuis, entre une douzaine de mains différentes (Révillon, André, Eternit, Etex, CVC Capital Partners...) et avait même fusionné avec un concurrent pour devenir le groupe Jal, en 2000. Mais Pierre Jallatte continuait à se tenir au courant de la vie de «son» entreprise presque chaque jour. «Pourvu que je meure avant que l'usine ne ferme», répétait-il à ses proches, ces derniers temps. Le 8 juin, vers 3 heures de l'après-midi, sa femme est partie cueillir des fleurs dans le jardin de leur maison de Nîmes. Lui est allé chercher son fusil de chasse et a appuyé sur la gâchette. «Ce sont les actionnaires qui l'on tué», accuse Georges Argeliès, 75 ans, ex-directeur général.
C'est peu dire qu'on aura célébré ce patron «humain», qui connaissait chacun de ses ouvriers par leur prénom, glissait un billet quand le petit était malade, arrivait le premier à l'usine, partait le dernier. Cet ancien résistant dont le frère cadet, Gérard, a été fusillé par les Allemands en 1944. Cette «tronche d'acteur» (comme dit Jacques Molénat, seul journaliste à l'avoir interviewé pour «l'Express Méditerranée»), la pipe à la bouche, le coup de gueule facile, qui aurait pu jouer dans un nanar des années 1970. Non décidément, rien à voir avec les nouveaux actionnaires, arrivés en 2005, un holding de banquiers anglo-saxons (Gatesworthy). Le genre costard, cravate, attaché-case, «qui ne savent même pas comment on fabrique une chaussure et n'ont jamais mis les pieds dans le Gard», raille Jean-François Anton, délégué syndical CGT.
Pierre Jallatte, lui, faisait vivre le village «à la sueur de son front», dit-on, ici. Longtemps, les professeurs qui voulaient envoyer un gamin brillant au lycée ont obtenu la même réponse des mères de famille : «Pas la peine, il ira à Jallatte.» On y rentrait comme apprenti à 14 ans et on en repartait à la retraite. Au temps de leur splendeur, les trois usines de Saint-Hippolyte et d'Alès faisaient travailler près de 1 000 personnes. Les habitants du village (3 400 âmes) se souviennent encore de la foule et du boucan dans les rues le matin, lorsque les ateliers ouvraient leurs portes et, quelques minutes plus tard, l'école. Et que dire des avantages sociaux ? «Les ouvriers gagnaient le double d'un instituteur», assure Fernand Léonard, ancien maire communiste. Il y avait aussi une «prime de juin», équivalente à un 13e mois, un système d'intéressement, une participation aux bénéfices, une quatrième semaine de congés payés (dès 1968), un comité d'entreprise qui envoyait les enfants en colonies de vacances et distribuait des colis à Noël. «Il ne faut pas sous-payer les plus intelligents et les plus vifs, déclarait ainsi Pierre Jallatte à «l'Express Méditerranée»; en 1972. A chaque réajustement, j'augmente davantage les salaires les plus bas. La différence reste trop grande entre les paies des cadres et celles des techniciens et des ouvriers.» On dit même qu'en Mai-68 c'est lui qui a poussé ses employés à cesser le travail. Il avait peur que les grévistes du Gard viennent casser son usine.
Fini la grande époque. Terminé les trois décennies de boom économique de l'après-guerre, les fameuses Trente Glorieuses. Oublié les taux de croissance à deux chiffres de la chaussure professionnelle. Aujourd'hui, Jallatte est dans le rouge (1,7 million d'euros de pertes nettes pour 34 millions de chiffre d'affaires l'an passé). La situation du groupe Jal, la maison mère basée à Milan, n'est guère plus florissante (résultat quasi nul pour un chiffre d'affaires de 162,5 millions d'euros). Les actionnaires ont fait leurs comptes. Et le calcul a été vite fait. Grosso modo, un Tunisien gagne en un an ce qu'un Français empoche en un mois. Déjà, du côté de Bizerte, au nord de la Tunisie, Jal possède 16 bâtiments, emploie 4 500 ouvriers (85% des effectifs) et fabrique l'essentiel des 11 millions de paires de chaussures annuelles. Alors que dans les usines de Saint-Hippolyte et d'Alès, les tâches se sont réduites comme peau de chagrin. Au fil des ans, la fabrication des tiges, puis la coupe du cuir, l'assemblage, l'installation des coques en acier et en résine (qui protègent des chocs) ont, les unes après les autres, traversé la Méditerranée. Pourquoi ne pas aller encore plus loin ? Le mercredi 30 mai dans la matinée, Giovanni Falco, PDG de Jal, et Joël Aunos, directeur général de Jallatte, ont convoqué les membres du comité central d'entreprise. Ils leur ont annoncé la fermeture définitive de toutes les usines du Gard, dont celle de Saint-Hippolyte, installée dans un fort Vauban. 285 postes supprimés, d'un trait de crayon. «Messieurs les directeurs, vous mériteriez d'être pendus, vous êtes des voyous !», leur a crié Georges Argeliès à la sortie de la réunion.
Et puis, comme si souvent dans sa vie, il est parti téléphoner à son ancien patron pour faire son compte rendu.
Est-ce le suicide de Pierre Jallatte, son «sacrifice», comme on dit dans le village ? Est-ce le barouf politico-médiatique ? La suite, on la connaît. Ce n'est pas encore cette fois que l'usine de Saint-Hippolyte fermera ses portes. 143 postes vont être sauvés. Il n'y aura pas de licenciements secs, uniquement des départs volontaires ou en préretraites. L'Etat, le département, les communes ont accepté de signer un gros chèque (8 millions d'euros pour financer les préretraites et acquérir les locaux). «On a racheté des emplois», reconnaît Damien Alary, président socialiste du conseil général du Gard. Pour combien de temps ? A Saint-Hippolyte, on évite de se poser la question. Comme on préfère oublier que les plans sociaux se multiplient depuis vingt ans et que le mythique fondateur n'était pas seulement un patron blessé, mais un homme affaibli par la polyarthrite et les épreuves (son unique fils, Marc, s'est suicidé à l'âge de 20 ans, sa mère s'est jetée dans une fontaine à Nîmes). C'est que les ouvriers, eux aussi, sont fatigués. Ils ont 52 ans en moyenne, trente, quarante ans de maison. Ils souffrent de maladies professionnelles, d'invalidité (20% des effectifs). Comme Robert Rouvière, ouvrier coupeur.
Il a tellement répété, chaque jour, les mêmes gestes que ses membres ont crié stop. Périarthrite à l'épaule, épicondylite aux coudes, canal carpien aux mains... Il ne peut plus bricoler dans sa villa ni nager dans sa piscine. Lors du précédent plan social, en 2003, il était encore trop jeune. Mais cette fois, à 55 ans, il n'a pas beaucoup hésité : il va partir. «C'est l'avant-dernière étape, dit-il. La prochaine fois, l'usine fermera. Cela se passe connue ça maintenant dans les entreprises...»
L'histoire des chaussures Jallatte est tristement banale. Chaque année, des centaines d'entreprises délocalisent : 15 000 emplois partent en fumée de cette façon, selon l'Insee. Rien que dans le Gard, on ne compte plus les usines qui ont mis la clé sous la porte ou réduit la voilure. Les collants Well au Vigan, à une trentaine de kilomètres, les Pianos Pleyel à Aies, les dessous Eminence à Aimargues... «Du fait des délocalisations ou des restructurations, on estime à 2 000 le nombre d'emplois industriels supprimés en quatre ans, alors que le département détient déjà le record national (12,3%, NDLR) pour son taux de chômage», indique Freddy Bauducco, secrétaire départemental de la CGT. Ici, décidément, l'histoire bégaie. On a connu la fermeture des soieries à la fin du XIXe siècle, puis celle des mines d'Alès, de La Grand-Combe, de Bessèges, qui ont employé jusqu'à 13 000 personnes, celle encore des bonneteries dans les années 1960... «Nous allons crever tranquillement, soupire Francis Chirat, ancien maire de Saint-Hippolyte, devenir un village de retraités, une cité-dortoir pour Nîmes et Montpellier. Il y avait déjà une Maison de la Soie. Dans quelques années, sans doute, on aura un musée de la chaussure à la place de l'usine.» Pour y aller, il faudra emprunter l'ancienne rue du Fort. Elle doit bientôt être rebaptisée rue Pierre-Jallatte...
Nathalie Funès
Le Nouvel Observateur
http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2232/articles/a352407-.html